Degré 5 : Les jumeaux
Dentelle de béton. Termitière
d’acier. Forêt de verre.
J’ai froid.
Cube de béton. Fil d’acier.
Eclat de verre.
J’ai peur.
Des têtes aux fenêtres. Des
regards au large. Des bouches muettes.
Je les vois.
Remous blancs. Odeur de gasoil.
Cri de mouettes.
Je pleure.
Soleil. Buildings. Eau.
Je suis seule.
- Ne trouvez-vous pas cela
magnifique ?
Je me retourne sur la gauche, un
homme me regarde.
- Toutes ces personnes qui
vivent les unes sur les autres sans se connaître.
Je me retourne sur la droite, le
même homme. Je me retourne tout à fait.
- Vous êtes jumeaux ?
- Si l’on veut, répondent-ils
ensemble. Séchez vos larmes. Le temps est déjà assez humide.
Ils me tendent chacun un
mouchoir et me sourient. Leurs dents sont blanches et bien alignées. Ils me
dépassent d’une bonne tête. Ils portent un long manteau épais et noir, au col
remonté, et un bonnet de laine. Je les trouve sympathiques.
- Je crois que c’est le propre
des mégapoles. Personne ne fait attention à personne. Ainsi, pas d’histoire.
- Pas d’histoire ? Vous
plaisantez. Un tas d’histoires se passe que vous ne soupçonnez pas.
- Vous venez pour la première
fois ?
- Oui !
Nous sommes seuls sur le pont du
bateau. Une corne de brume couvre un instant le bruit du moteur.
- Nous accostons. Permettez-nous
de vous faire visiter la cité, si vous le désirez ?
Leur sourire est accueillant.
Ils m’amusent un peu.
- Entendu. J’ai tout mon temps.
Comment vous appelez-vous ?
- On me nomme Bobby Six.
- Moi de même.
- Eh bien ! vos parents
avaient de l’imagination.
- Nous ne les avons pas connus
mais ceci n’a aucune importance aujourd’hui.
- Venez. Descendons sur le quai.
- Comment puis-je vous
reconnaître ?
- Ce n’est pas nécessaire. Si
vous avez besoin de l’un, l’autre peut aussi bien faire l’affaire. Nous
connaissons les mêmes choses, les mêmes anecdotes. Les mêmes endroits.
- Nous avons grandis en
parallèle, sans jamais nous quitter. Notre caractère se ressemble. On peut dire
que nous sommes, en quelque sorte, identiques…
- Alors ça y est, j’y suis. Je
marche sur la terre libre par excellence.
- Prenons un taxi. Nous verrons
mieux la ville.
- Un fameux taxi jaune. Je n’y
crois pas.
- Il est pourtant vrai.
- Regardez, je suis à
l’intérieur.
- Times Square, chauffeur.
- Vous verrez, même en plein
jour, les spots, les néons, les écrans, les projecteurs sont impressionnants.
- J’ai hâte.
- Vous sentez-vous mieux à
présent ?
- Euh ! Oui. C’est vrai. Je
vais mieux.
- Parfait.
- Vous êtes charmants.
- Et vous charmante.
- Il n’y a que des taxis jaunes
dans cette ville ?
- Pourquoi ?
- Toutes les voitures sont
jaunes, regardez.
- Ah oui ! Vous avez
raison.
- Sans doute un hasard.
- Est-ce Broadway Avenue ?
- Non, c’est Trinity. Broadway
permet de descendre, pas de monter.
- Nous irons à Chinatown ?
- Chinatown ! Ce n’est plus
qu’une légende vous savez. Cela fait des années que nous n’avons pas vu un
Chinois à Chinatown. L’odeur est restée, les restaurants en témoignent mais ce
sont des gens comme vous et moi qui ont repris les commerces. Enfin des
occidentaux.
- Par contre, vous verrez
l’Empire State Building, en passant.
- Sans King-Kong évidemment.
- Encore une légende.
- Nous traversons actuellement
Greenwich Village.
- On dirait que tout le monde
s’habille dans le même magasin que vous.
- C’est possible. La mode, vous
savez…
- On veut être original mais on
ne trouve jamais de quoi se distinguer et satisfaire son individualité.
- Et les femmes ? Comment
s’habillent-elles ? Je n’en vois pas dans les rues.
- Grand bien leur fasse.
- La ville a beaucoup lutté
contre la prostitution et les viols à répétitions.
- Mais le seul moyen que le
maire n’avait pas essayé fut le bon.
- L’évidence est parfois cachée
par la réflexion.
- Vous voulez dire que les
femmes n’ont pas le droit de …
- Nous ne disons rien.
- Nous constatons l’évidence. Le
taux de criminalité à chuté de quatre-vingt-dix pour cents.
- Restent les petits délits,
sans grandes conséquences.
- Que racontez-vous là ?
Chauffeur, faites demi-tour . Chauffeur ? … Oh ! mon Dieu. Ce
n’est pas possible.
- Je vous présente Bobby Six.
Notre conducteur.
- Ne craignez rien, nous sommes
là. Personne ne vous verra de dehors.
- Vous êtes en infraction si
vous sortez de la voiture.
- Dedans, il ne vous arrivera
rien.
- Chauffeur, faites demi-tour,
je veux repartir. Vous m’entendez ?
- Désolé mademoiselle ! La
course est déjà payée pour Times Square. Je ne peux pas annuler comme ça.
- Calmez-vous. Nous sommes là.
- Bobby. Attention, les
policiers.
- Baissez-vous ma chère.
- Ils nous ont remarqués. Ils
sont à deux voitures maintenant.
- Taxi 4381.
Rangez-vous !
- Bobby, accélère. On y est
presque.
- Ne vous inquiétez pas. Nous
avons la situation en main. Restez baissée surtout.
- Taxi 4381. Dernier
avertissement. Rangez-vous !!
- Fonce. Coûte que coûte.
- Taxi 4381. Tant pis pour
vous !!!
J’entends trois balles traverser
le pare-brise arrière. Le taxi ralenti. Les jumeaux tombent sur moi. Le taxi
s’arrête. La porte arrière s’ouvre.
- Mademoiselle. Police. Ne
craignez rien. Vous êtes sauvée.
Je descends. Mes jambes ne me
portent pas. Je lève la tête vers l’agent.
- Bobby Six. Pour vous
servir ! Veuillez monter dans notre voiture.
- Vous êtes tombée sur des trafiquants. Nous allons
vous faire visiter la ville. En toute sécurité.